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DEUX HEURES PLUS TARD, Freire se remit au travail.
Anaïs Chatelet était partie comme elle était venue, l’ivresse en plus. Ils avaient bu, ils avaient ri, ils avaient parlé. Freire n’attendait pas un tel enchantement dans le désert de ses soirées. Encore moins au cœur de cette histoire de meurtre et d’amnésie.
Il n’avait rien tenté. Pas le moindre geste, pas la moindre attitude de séduction. En dépit des signaux qui, lui semblait-il, étaient tous au vert. Freire n’était pas un expert en psychologie féminine mais il savait additionner deux et deux. La visite nocturne. La bouteille de vin. La tenue plus soignée que d’habitude – quoiqu’il n’ait rien compris à cette robe enfilée sur une paire de jeans. Tout ça lui prouvait que la jeune OPJ était ouverte à d’autres propositions.
Pourtant, il n’avait pas bougé. Pour deux raisons. D’abord, il avait juré de ne plus jamais mêler vie privée et travail. Or, Anaïs Chatelet, même indirectement, c’était le boulot. L’autre raison, plus profonde, plus viscérale, était la peur. Le trac. L’appréhension d’un refus. Et aussi celle de ne pas être à la hauteur. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu de rapports sexuels ? Il ne s’en souvenait pas, et il craignait même de ne pas se souvenir de la marche à suivre…
Ils s’étaient quittés bons amis sur le seuil du pavillon. Chacun avait promis à l’autre de l’informer sur son enquête. À la dernière seconde, mis en confiance, Freire avait parlé des chasseurs qui roulaient en Q7. Il lui avait expliqué qu’il se sentait suivi, observé, depuis plusieurs jours. Il lui avait même donné les tirages de la plaque d’immatriculation du 4 × 4. Anaïs n’avait pas eu l’air convaincue par cette histoire, mais avait promis de vérifier le numéro au Sommier.
Maintenant, à minuit, il était seul. Avec son mal de crâne, à cause du vin. Il ne supportait pas l’alcool. Sa douleur au fond de l’œil pulsait à nouveau. Pourtant, il n’avait pas sommeil. Il s’était préparé du café, avait récupéré son dictaphone et s’était installé derrière son bureau.
Même au cœur de la nuit, il pouvait vérifier et préciser les informations livrées par Patrick Bonfils. Avant de sonder son esprit, il voulait établir un dossier solide sur sa véritable identité.
Il appuya sur la touche « Lecture » et nota les informations. Le cow-boy était originaire d’un village près de Toulouse, Gheren. Freire pianota sur son clavier le nom du bled.
Premier choc.
Pas de Gheren dans le département de Haute-Garonne. Il élargit sa recherche à la région Midi-Pyrénées. Aucun nom qui ressemble, de près ou de loin, à ces deux syllabes.
Mathias tapa « Patrick Bonfils » et fit une recherche dans la région – l’état civil, les écoles, les agences ANPE de l’époque. Rien.
Il passa en lecture accélérée et s’arrêta sur un autre renseignement. Selon le pêcheur, son ex-épouse, Marina Bonfils, vivait aujourd’hui à Nîmes ou aux alentours. Nouvelle recherche. Nouveau zéro pointé.
Il avait des fourmis dans tout le corps. La sueur trempait son col de chemise. La douleur au fond de son œil gauche devenait palpitation sourde. Bom-bom-bom…
Il abandonna le dictaphone et passa aux informations confiées par Sylvie. Cette histoire de père mort dans une cuve d’acide. Il se rendit vite compte qu’il n’avait pas assez de précisions pour effectuer une recherche – surtout pas dans un village qui n’existait pas et avec un nom de famille inventé.
Quant au passage de Bonfils à la Légion étrangère, ce n’était même pas la peine de chercher. Le corps d’armée garantissait l’anonymat à ses soldats.
De toute façon, il en savait assez. Patrick Bonfils n’existait pas. Pas plus que Pascal Mischell.
Cette identité était déjà une fugue psychique.
Freire relut encore une fois ses notes. Sylvie Robin vivait avec Bonfils depuis trois ans. Elle l’avait sans doute rencontré, sans le savoir, en pleine fugue. Il n’avait pas cessé de lui mentir, sans le savoir non plus.
Qui était-il auparavant ?
Combien d’identités s’était-il ainsi créées, inventées, façonnées ?
Freire imaginait le système psychique de cet homme. Les personnages s’empilaient au fond de son esprit afin d’étouffer le seul qui soit dangereux à ses yeux : lui-même. Patrick Bonfils ne cessait de fuir son origine, son destin. Et sans doute un traumatisme initial.
La réponse, ou du moins un début de réponse, était inscrite dans son nom. Le caractère inventé du patronyme aurait dû lui sauter aux yeux. Ces deux syllabes traduisaient sa volonté, son espoir de devenir un « bon fils ». Avait-il été un enfant indigne ? Cette histoire de meurtre du père était un indice. Mais masqué, travesti, déformé par les rouages obscurs de l’inconscient.
Freire se leva et arpenta son salon, les mains dans les poches. Il avait le cerveau en fusion. S’il voulait guérir le colosse, il allait devoir remonter, l’une après l’autre, chacune de ses personnalités jusqu’à découvrir la première. L’identité d’origine.
Pour l’instant, il n’avait aucun moyen de savoir si le cow-boy en était à sa deuxième, troisième ou dixième fugue. Mais il était certain que chaque nom, chaque profil résidaient encore dans la psyché de l’homme. Cristallisés dans les replis de son âme. Comme les eaux de pluie de chaque saison dans un glacier. Il fallait forer. Sonder. Analyser. Il utiliserait tous les moyens possibles pour percer cette mémoire inconsciente. L’hypnose. Le sodium amytal. La psychothérapie…
Freire alla boire un verre d’eau fraîche dans la cuisine. Machinalement, il observa la rue. Personne. Pas d’hommes en noir. Avait-il rêvé tout ça ? Il but à nouveau. En reposant le verre dans l’évier, il lut soudain à l’intérieur de lui-même. Cet objectif – décrypter l’histoire de Bonfils – allait surtout lui permettre d’oublier ses propres souvenirs – la mort d’Anne-Marie Straub. Sa responsabilité de psychiatre défaillant.
Chercher le trauma d’un autre pour mieux oublier le sien…